Pièce lauréate du Palmarès d'Aide nationale à la création dramatique ARTCENA - Printemps 2020

Note d'intention

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« Car le manque est un mal… » affirme l’Ange qui s’exprime par la bouche de Hanna, dans Dialogues avec l’ange – un document recueilli par Gitta Mallasz.

Tu es parti.e, tu es parti.e, tu n’as laissé qu’une dystopie… est le résultat d’un processus alchimique qui s’est déclenché en moi à la suite de la perte d’un être très cher, qui est devenu dans la pièce un être humain absent. Perte non pas dans le sens de la mort, mais dans un sens encore plus subtil et plus difficile à définir : « L’horreur et la tristesse de perdre quelqu’un dans d’autres dimensions », l’aurait affirmé David Lynch. La pièce est ainsi une autofiction sous forme de monologue et, en même temps, une chronique des effets dévastateurs qu’un trouble mental pourrait provoquer aux personnes impliquées.

Le titre de la pièce contient déjà la notion de dystopie, celle-ci occupant ma vie depuis des années. Non pas en raison d’un tropisme malsain vers la catastrophe et les avenirs improbables, mais en raison justement de la volonté de ressusciter, d’abord en moi et ensuite chez les autres, le désir d’utopie que nous semblons avoir perdu, c’est-à-dire l’espoir d’un monde meilleur. Comme la pièce est le résultat d’un processus alchimique, qui échappe même à son auteur, elle se concrétise, étrangement, en pleine période de profonds troubles sociétaux, ce qui ne fait que renforcer encore plus le besoin d’une création tournée vers les conditions d’apparition d’un monde meilleur.

Tu es parti.e, tu es parti.e, tu n’as laissé qu’une dystopie… incarne, je pense, la représentation d’une intimité profonde, d’un objet indéfini, « plus intime que l’intime de moi-même, et plus élevé que les cimes de moi-même », tout comme Saint Augustin affirmait il y a quelques siècles. Une intimité qui se bâtit sur une absence et qui prolifère dans un espace résolument utopique, malgré sa concrétude glaciale, terrienne, volcanique – l’Islande. Car cette autofiction s’écrit à la suite d’un long voyage que j’ai fait en Islande et qui a laissé en moi des traces dont j’ignore encore la portée. S’il y a quelque chose qui particularise cette écriture, c’est peut-être l’excès de synesthésies qui réactivent la mémoire des sens. 

Le monologue est écrit de façon à proposer un dispositif aléatoire de la représentation, dans la mesure où le même texte est interprété par un comédien, une comédienne, ou un.e artiste non-binaire. Je sais que la volonté aujourd’hui est de politiser les discours, de voir en tout geste créateur une révolte sociétale, de reprocher à l’artiste qui se perçoit comme non-engagé une certaine inadéquation à l’immédiateté. Je ne pourrais pas formuler de contre-arguments face à ces visions, mais je sais, dans le plus intime de moi-même, que le texte se veut résolument esthétique, c’est-à-dire qu’il entend « partager le sensible », avec et à travers un personnage qui est avant tout un être humain. L’esthétique serait-elle politique aussi ? Ce n’est pas à moi de répondre…

Bien que le texte parle d’un manque, d’une perte, de l’absence d’un être, j’ai voulu rendre présente cette absence, et la constituer comme un personnage à part entière, bien que celui-ci ne s’exprime pas. L’absence ne parle pas mais se confond aux paysages de l’Islande, lesquels sont culbutés par l’immixtion immaîtrisable des réalités catastrophiques contemporaines, et qui sont menacés d’une explosion nucléaire imminente. Cloîtré sur une île faite de glace, contemplant l’aurore boréale et se nourrissant avec du sable noir, le personnage (L’Être humain dévasté) parle sans cesse, d’un discours dans lequel s’amoncellent des sentiments universels.

J’ai appris très récemment un concept d’une incroyable force d’expression produisant de l’imaginaire, concept qui est pourtant issu de la géologie – « la zone hadale » – c’est-à-dire la zone qui correspond aux fosses océaniques de subduction, de 6 000 mètres à 10 900 mètres de profondeur au-dessous du niveau zéro de la mer. C’est cette intimité d’une profondeur hadale que Tu es parti.e, tu es parti.e, tu n’as laissé qu’une dystopie… explore.

Alexandru BUMBAS