DES SPECTRES ET DES GÉNOCIDES
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NOTE D’INTENTION
« L’horreur du discours est un signe de santé spirituelle, car la banalité du dis­cours est universelle et donne la nausée» affirme le dramaturge Howard Barker. Je réfléchis depuis des années à cette cita­tion en essayant de l’intégrer à ma pensée et à mon travail d’écriture. L’idée de cette pièce m’est arrivée il y a environ trois ans, lorsque, découvrant la parole des resca­pés, je me suis trouvé confronté à l’ima­ginaire génocidaire et à l’horreur d’un discours qui traverse la pensée théâtrale des dramaturges depuis Beckett jusqu’à Barker. À l’ère de la disparition des genres théâtraux, j’ai senti le besoin de travailler sur l’imaginaire génocidaire en m’éloi­gnant de ce que nous pourrions qualifier de théâtre historique, de théâtre de témoi­gnage, ou même de théâtre documentaire.
C’est ainsi que j’ai forgé la notion de dysto­pie théâtrale – forme dramatique nouvelle – qui serait plus esthétisante et plus huma­nisante que n’importe quel parti pris poli­tique, sociologique ou autre. J’ai vite com­pris que la déterritorialisation du discours pourrait apprivoiser en quelque sorte ce besoin troublant d’exprimer le génocide sous une forme nouvelle. J’ai découvert L’Empire du traumatisme de Didier Fassin et Richard Rechtman et j’ai compris que « le traumatisme n’y est pas seulement la conséquence de l’intolérable, il est aus­si et déjà en lui-même un témoignage. » Ainsi se fait-il que ces six génocides com­mencent à s’exprimer à travers moi, sans que j’en prenne tout à fait conscience. Six génocides dans six contextes sociocul­turels différents prennent la forme d’une hantologie (au sens derridien du terme) et je commence à écrire et à donner voix à des spectres. Pendant deux ans environ, j’ai consulté témoignages, photos et docu­mentaires thématiques qui ont acquis de telles significations dans mon esprit que les spectres des génocides en sont sortis purgés.
Ce choix des spectres s’est cristallisé comme un mélange de plusieurs éléments déterminants qui s’articulent autour de sensibilités que j’ignorais posséder, d’une préoccupation pour exprimer des géno­cides dont on parle peu ou pas, tout en gardant une volonté d’exprimer (encore) des génocides qui ont façonné l’appréhen­sion de notre contemporanéité. Loin d’un parti pris quelconque, loin aussi d’une vo­lonté de comparer le degré d’horreur des génocides, cette géométrie spectrale s’est concrétisée par elle-même.
Mon besoin de travailler sur ces génocides a été secondé par une nécessité d’expri­mer nos sociétés contemporaines, où la banalité du mal a pour conséquence des catastrophes perpétuelles. Mes spectres errent dans les « paysages dévastés » de l’Histoire, pour reprendre la métaphore de Catherine Naugrette.
L’horreur du discours peut faire peur et susciter la pitié. Mais le but de mes spectres est d’insinuer l’angoisse, une surcharge spirituelle et émotionnelle nous forçant à nous retourner vers nous-mêmes – peut-être – pour ensuite porter un regard plus doux sur l’Humanité. Entreprise uto­pique, dirait-on, et pourtant le sublime sur­vit dans ma pièce et sur la scène. Un ange tombant du ciel reprend sans relâche son envol grâce à la force créatrice des co­médiens, à travers lesquels les spectres (nous) parlent.
Leurs voix évoquent aussi d’autres spectres qu’ils n’ont pas rencontrés, d’autres catastrophes qu’ils n’ont pas connues, et d’autres génocides qu’ils n’ont pas traversés.
Car le propos se veut universalisant, trans­culturel et transcontinental : humain.
Alexandru BUMBAS